Le but de la discussion que nous voulons promouvoir n’est pas seulement le dialogue en tant que tel, mais le dialogue dans le but de mettre en contact les différences, afin qu’il y ait une discussion réelle. C’est la promotion de la connaissance réciproque, avec la comparaison de différents langages et de différentes traditions philosophiques. Ceci peut se faire grâce à l’identification des distorsions et des déformations qui constituent des obstacles à la connaissance. Et j’affirme qu’il ne suffit pas de donner un témoignage de sa propre position: encore faut-il entrer en discussion avec les autres afin de chercher des points d’accord sur le sens qu’on peut donner à un mot aussi important tel que “dialogue entre les cultures” ou à des notions telles que “raison”, “droits de l’homme”, “liberté”, “démocratie”, “foi”, “sécularisme”, “fondamentalisme”, “colonialisme”, “post-colonialisme”, etc. Les différences existent et nous ne devons pas avoir peur de leur faire face: ce qu’il faut, et ce que nous voulons organiser, grâce aussi à Resetdoc.org, c’est une discussion plus continue; nous voulons saisir cette occasion comme un point de départ pour des échanges et des dialogues qu’il faudra développer avec continuité, en organisant d’autres rencontres, en utilisant aussi les technologies qui nous permettent des échanges plus continus et plus rapides.
Plus précisément, nous voulons développer, à travers le site, un lexique du mot “dialogue”, qui sera également le lexique des idées contrastées et controversées. On pourrait faire l’exemple du mot “démocratie”, mais je ne veux pas développer ici ce sujet. Je vais parler du mot qui est au centre de notre discussion d’aujourd’hui, le sujet à propos duquel nous allons écouter les contributions de Sadik Al-Azm et de Abdou Filali-Ansary: le sécularisme ou, si vous voulez, la laïcité. Nous devons discuter et nous mesurer avec ce mot. Il faut une confrontation réelle, nous ne devons pas éviter de nous interroger sur les différences et sur les points de contraste, de frontière et de convergence. Le mot “séculaire” est très contesté, certains pensent que la sécularisation est un phénomène qui s’est développé selon le modèle de Max Weber, c’est-à-dire de façon tout à fait exceptionnelle en Europe et seulement en Europe: la laïcité en tant qu’exception européenne.
Toutefois, dans les pays arabes, par exemple en Egypte, de nombreux intellectuels ont donné une définition de l’organisation de leur propre Etat comme séculaire. Plusieurs intellectuels et politiques ont utilisé le mot “séculaire” pour donner une définition d’eux-mêmes. En Egypte, mais dans d’autres pays aussi, au cours des dernières vingt années les frontières de la religiosité et du sécularisme se sont déplacées. Plus récemment, le mot “séculaire” a reculé: il est devenu plus difficile à utiliser, plus impopulaire. Il a été remplacé par le mot “civil” par ceux qui, de telle façon, veulent continuer dans la même direction. Mais le mot “civil” signale l’intention de souligner moins nettement la distance entre sphère religieuse et sphère politique. Il s’agit d’une différence linguistique qui mérite un approfondissement au moyen des instruments de la philosophie politique.
Quelles sont les questions auxquelles la philosophie devrait répondre? Quelle réponse pouvons-nous donner à la requête du monde religieux d’avoir une plus grande influence sur la vie publique? Il n’y a pas seulement la difficulté de définir le sécularisme en tant que principe, il faut aussi faire face à la requête d’une plus forte influence de la religion sur la vie publique. Et quels effets peut avoir un revival religieux sur la vie d’une société tolérante, libre, pluraliste et ouverte? Quelles seraient les difficultés majeures pour l’intensité de sentiments religieux qui se manifeste dans plusieurs pays du monde, aussi bien chez les immigrés arrivés en Europe après les différentes diasporas du monde qu’au sein des communautés traditionnelles enracinées en Europe, en Asie et aux Etats-Unis? Les situations changent, mais où pouvons-nous reconnaître la force du pluralisme libéral et de la philosophie?
Je dois rappeler, à ce propos, les théories d’un intellectuel, John Rawls, ou d’autres intellectuels pluralistes, mais je voudrais qu’au cours de cette discussion on fasse aussi d’autres exemples d’une philosophie politique qui soit capable de donner une explication à la façon d’organiser un pluralisme religieux dans la vie d’une société, dans laquelle la religion se pose le but d’augmenter son d’influence sur la vie publique. Certains soulignent la possibilité de définir la tolérance sur des bases non libérales: ceci peut également être un argument de discussion. Je voudrais bien connaître d’autres versions du pluralisme et de la tolérance, comme le suggère un des nos orateurs d’aujourd’hui (Alessandro Ferrara), sur des bases définies selon des principes enracinés dans traditions non-occidentales et qui seraient capables de produire aujourd’hui des résultats féconds du point de vue de la cohabitation entre les civilisations. Je dis cela dans le même esprit avec lequel Charles Taylor et Dipesh Chakrabarty nous invitent à nous “provincialiser”, afin que chacun pense à ses propres problèmes; dans le même esprit avec lequel Amartya Sen nous invite à aller à la recherche de la vivacité culturelle des sociétés libres et ouvertes même au dehors de l’Occident. Je voudrais que cette discussion continue dans la recherche des points d’accord et de divergence entre nous, dans le but d’améliorer notre compréhension réciproque.
Giancarlo Bosetti est directeur de la revue Reset.
Ce texte est la transcription de la communication de l’auteur au cours de la Table ronde organisée par Reset Dialogues on Civilizations “Le réveil de la religion et la société ouverte”, qui s’est déroulée dans le contexte de la Journée mondiale de la philosophie de l’Unesco (Rabat – Maroc, le 16 novembre 2006). Á la rencontre ont participé le Ministre de l’Intérieur Giuliano Amato, les philosophes Abdou Filali-Ansary (Maroc), Fred Dallmayr (Usa), Sadik Al Azm (Syrie), Sebastiano Maffettone et Alessandro Ferrara (Italie), le directeur de Reset Giancarlo Bosetti e l’administrateur délégué de Reset DoC Nina zu Fürstenberg.